50° LETTRE: EPS Le 7 Août 1915
» Mon très cher frère, comme je te l’écrivais hier, c’est des pages et des pages que j’aurais aujourd’hui à t’envoyer car vraiment pendant cette huitaine de jours on a vu beaucoup de choses. Mais malgré toute ma bonne volonté, je ne peux trop te donner de détails, car le temps me manque, et ce sera pour plus tard et de vive voix que je te réserve tout cela.
Enfin, aujourd’hui sachez d’abord que nous sommes au repos depuis hier dans un petit village à trente kilomètres en arrière du front. Le patelin en lui même n’a rien de bien beau, mais la campagne est très belle car il y a beaucoup de prairies et de céréales. Nous sommes logés dans une remise, tout au moins on est à l’abri, avec beaucoup de paille pour se coucher. Ainsi donc nous étions relevés avant‑hier à 10 heures, et aussitôt nous partions prendre les autobus, plus en arrière, qui devaient nous transporter ici. Après avoir cheminé toute la nuit nous arrivions à destination et embarquions à cinq heures du matin. Le voyage a été des plus agréables; ah oui cher frère, j’aimerais que tu puisse voir ne serait‑ce que l’arrière du front, tu en serait émerveillé ! Tu rencontrerais des convois de 350 à 600 autos, transportant des troupes, tu verrais toutes sortes de races: des noirs, des indous, des anglais et que sais‑je encore ! Cela seul vaut la peine d’être vu surtout par ici. Dois‑je te causer de ces journées en première ligne ? Je crois cher Alphonse que quelques détails te feront plaisir. Et bien, exactement, nous sommes restés huit jours en face de ces sales boches. Comme tu as pu le voir sur les communiqués, nous nous sommes emparés d’une tranchée, et c’est le 158° qui a attaqué mais ce n’a pas été notre compagnie. Régulièrement, nous n’avons pas séjourné en première ligne, non cette fois‑ci nous avions pour mission de travailler et de fortifier, chaque nuit. Pendant le jour nous nous retirions en deuxième ligne. Mais combien pénible a été notre tache, tu peux te l’imaginer ! Et la meilleure preuve a été les félicitations obtenues par le 158° pour la belle endurance de ses troupes pendant cette période. Oui, cher frère, chaque jour à la nuit tombante, nous partions sous les obus, les bombes, les grenades et sous la pluie; car il fait ici très mauvais temps. Nous allions et devions travailler entre nos premières lignes et celles des boches; si près parfois qu’on les entendait causer. Travail lui aussi très pénible, car il fallait travailler sans être vu, sinon c’était une avalanche de grenades et de bombes et une pluie de balles qui t’arrivait dessus. Comme tu peux t’en douter c’était très pénible, et il a fallu le bel exemple de nos officiers, qui je t’assure sont admirables de courage et ne craignent pas la mort. Cela nous a permis de fournir cet effort. Ah oui, tu apprendrais alors à te coucher et à te traîner; l’état dans lequel nous étions était pitoyable, à tel point que dans le village ou nous passions notre vue attirait un larme d’attendrissement aux braves femmes qui nous voyaient passer.
Tu comprends maintenant que je me suis levé pour manger la soupe et recouché aussitôt, jusqu’au matin dix heures ou je me suis levé frais et dispo. Actuellement il est deux heures et je t’écris assis dans un pré. Dans une heure nous allons toucher des effets neufs. Je ne voudrais pas, cher frère, que ma lettre vous effrayât trop, non, ma santé est excellente et je ne m’inquiète pas, et, ce soir, nous devons sortir ensemble avec Lormand. Tranquillisez vous aussi car, chaque fois notre séjour dans les tranchées ne sera pas aussi pénible. On fait tout ce qu’on peut pour nous protéger et, actuellement, en première ligne, le génie vient de nous construire des abris blindés, à 5 mètres sous terre, dans lesquels on est à l’abri des obus. La nuit, seulement, tout le monde doit veiller aux créneaux, car on peut craindre une attaque boche, surtout en étant si rapprochés, parfois 20 mètres les uns des autres. Mais ce que je puis te certifier, cher frère, c’est qu’ils peuvent venir ! Car dans notre tranchée il y a 17 mitrailleuses ! Comme tu vois c’est énorme, et jamais entends‑tu les boches n’avanceront car nous sommes trop bien fortifiés. Mais je crois que de leur côté c’est pareil. Enfin comme conclusion de tout ceci, sache, mon cher frère que j’ai conservé grande confiance, bon espoir et bon courage. Laisse moi maintenant t’accuser réception de vos lettres, car j’en ai reçu 6 . Hier au moment d’embarquer j’en ai reçu une de toi datée du 13 Juin et adressée au 149°. Tu vois le retard que ça a mis et hier seulement j’apprenais par la missive la mort de Léon Sauvaire et la blessure d’Aristide Villard. Je recevais en même temps 2 lettres de maman, une datée du 14 Juin adressée au 149° et contenant cinq francs et l’autre du 28 Juillet me donnant beaucoup de détails. J’ai reçu encore, cher frère, le colis et, peut-être entends-tu, jamais je n’ai éprouvé un aussi grand plaisir à en recevoir, car nous étions alors dans les tranchées, il a été le bienvenu et nous lui avons fait honneur avec Lormand. J’ai trouvé aussi dans le colis un écu de cinq francs. J’ai reçu encore 2 autres lettres, une du 2 Août et l’autre du 3, et tu ne peux croire quel plaisir j’éprouve à lire ces longs détails que maman me donne. J’ai reçu aussi la lettre de Marthoune et je lui répondrai ces jours-ci. Papa m’écrit bien souvent je lui écrit en même temps qu’à vous. Je regrette beaucoup, cher frère, de ne pouvoir t’envoyer une bague comme je le croyais, mais je n’ai pas pu cette fois-ci car il faut aller pour cela en troisième ligne où il y a des artilleurs qui en fabriquent. Mais la prochaine fois je te promet de ne pas t’oublier. Je suis très heureux, cher frère, de savoir que grand-mère garde précieusement mon modeste souvenir de Notre-Dame de Lorette. Dis-lui que je ne l’oublie pas, moi aussi, et que pour suivre ses conseils nous allons tous les soirs à la bénédiction. Je suis aussi bien content de savoir que ma cousinette n’a pas oublié la maison. Embrasse-la pour moi et dis-lui que je la trouve jolie sur la photo qu’elle m’a envoyé. Maman me dit que l’oncle Bonniol quittera peut-être Montpellier ? Vraiment c’est fâcheux et c’est n’avoir pas de chance. Avant de cacheter ma lettre, j’ai cru bon de rajouter ces quelques lignes; dorénavant lorsque tu m’enverras des cartes postales, mets-les toujours sous enveloppe. Maman me parle d’un imperméable. Evidemment c’est indispensable et on peut même dire d’une très grande utilité; mais avant de me l’envoyer, attendez. Je consulterai Lormand et nous déciderons quel modèle il faudra nous acheter. Je vous l’enverrai, mais cela ne presse pas. J’ai reçu la photo de la famille Imbert, tout le monde est superbe bien que cette chère tante soit un peu trop sérieuse. Le Mittrounas avec son air rigolo, la Marthoune avec son gentil petit sourire et ma chère cousinette avec sa jolie frimoussette. Tout cela fait un ensemble des plus joli. Mille bons baisers à tous, et croyez bien que je prends plaisir à contempler ces chers parents. Lormand m’a remis les cinq francs que par mégarde il avait cru pour lui. Réflexion faite, cher frère, je t’envoie ma bague, comme sûrement nous ne monterons pas en première ligne avant 25 jours, ce serait un peu trop long. Bien que pas bien jolie, ma bague te fera sûrement plaisir, et tu la gardera d’autant plus précieusement qu’elle est allée sur le champ de bataille. Vraiment je commence à croire que Léa et Denise m’oublient, et je serais bien content de recevoir quelques petites lettres. Je répondrai à Laurent un de ces jours. Je termine car il est 4 heures, je vous écrirai encore plus longuement. Reçois, cher frère, ainsi que vous, chère maman et chères grand-mères, mes plus tendres caresses, mille bons baisers aux parents. J’ai reçu d’autres lettres dont je ne puis vous accuser réception aujourd’hui.”
GABRIEL
51° LETTRE SECTEUR 116 Le 9 Août 1915
“Mes très chers parents, une circulaire vient de paraître nous interdisant de donner aucun détails et aucun renseignement. Par conséquent, dorénavant je serai bref. Finies les longues lettres qui vous faisaient tant plaisir, mais vous de votre côté j’espère que vous me donnerez de longs détails. Ma santé est excellente et suis toujours content. Nous avons passé la soirée de hier avec Lormand. Le temps me manque pour être un peu plus long. Mille bons baisers à tous.”
GABRIEL
52° LETTRE SECTEUR 116 Le 10 Août 1915
“Mes très chers parents, comme je vous l’écrivais hier, mes lettres seront dorénavant très courtes, car il nous est expressément défendu de donner des détails. Bien que très ennuyeuse pour nous, on est obligé de reconnaître que cette mesure est très juste. Enfin aujourd’hui, laissez moi vous accuser réception de vos colis, un contenant: papier à lettre, encrier, porte plume et quelques amandes. Dans le deuxième, j’ai trouvé des belles tranches de jambon, une boîte de conserve, une plaque de chocolat, un paquet de cigarettes, une boîte de berlingots etc…Inutile de vous dire, chers parents, quel plaisir on éprouve à recevoir ces gentils petits envois, et croyez bien qu’ils sont les bienvenus, car chaque fois on leur fait honneur. Ce matin j’ai reçu une lettre de l’oncle Julien, m’apprenant qu’il quittait La Boissière, de même il me disait que ma cousinette Noëlie faisait beaucoup de prières pour son cousin. Ah oui, je savais qu’elle ne m’oubliait pas et qu’elle m’aime bien; aussi chers parents je vous charge de l’embrasser tous pour moi et dites lui que je ne l’oublie pas. Remerciez maintenant ma chère Léa du gentil paquet de cigarettes qu’elle m’a envoyé et dites lui que cela m’a bien fait plaisir qu’elle ne m’ait pas oublié. Je lui écrirai un de ces jours ainsi qu’à l’oncle Julien. J’ai passé la soirée d’hier avec Lormand, et on ne s’est pas inquiété; ma santé est excellente et suis toujours content. Par conséquent, pas d’inquiétude à mon sujet car ce serait à tord. J’écris en même temps à papa. La soupe arrive, je termine et vous prie de donner bien le bonjour aux amis. Mille bons baisers aux parents, aux grand-mères ainsi qu’aux cousinettes et en particulier à la petite Noëlie mille caresses. Pour vous, bien chère maman, très cher frère et encore à cette chère Finou, recevez milles baisers de celui qui vous aime tendrement.”
GABRIEL
53° LETTRE SECTEUR 116 Le 11 Août 1915
“Mes très chers parents, c’est à la hâte qu’aujourd’hui je vous écrit ces quelques mots, car il est dix heures et la soupe va arriver. J’ai reçu hier votre lettre qui m’a bien fait plaisir de vous savoir en bonne santé. Pour moi, mes très chers parents il en est de même, toujours bien portant et toujours content. Quant à ce que me demande maman pour la fête du 15 Août, je suis heureux de la rassurer sur ce point là. Qu’elle soit contente et tranquille car, même avant votre lettre j’y avais pensé et en avait fait la promesse. Je n’ai pu voir Lormand hier car il était de garde, mais ce soir je lui en causerai et suis sûr qu’il a les mêmes intentions que moi. Par conséquent pas d’inquiétude à ce sujet. Je ne puis maintenant laisser passer cette belle fête du 15 Août, sans souhaiter à cette chère maman une bonne et heureuse fête. Les souhaits que je fais pour elle, vous devez les comprendre. Je serai toujours content, chère maman de te savoir en bonne santé. J’ai reçu aussi hier soir la lettre d’Etienne, remercie-le pour moi et dites lui que je lui écrirai un de ces jours. La soupe arrive, je termine. J’écris en même temps à papa. Bien le bonjour aux amis, milles bons baisers aux parents, aux grand-mères et en particulier à ma cousinette Noëlie une grosse caresse. Pour vous ma chère maman, ma chère grand-mère, mon cher petit frère, milles baisers fous de celui qui pense constamment à vous.
J’oubliais de vous accuser réception des 5 francs que contenait la lettre.”
GABRIEL
54° LETTRE SECTEUR 116 Le 12 Août 1915
“Mon très cher Alphonse, je vois que vraiment tu n’oublies pas ton grand frère, et que lorsque tu as un moment de loisir, c’est à moi que tu penses et à qui tu donnes de tes nouvelles. J’en suis très heureux et la lettre que j’ai reçue hier m’a bien fait plaisir. Je suis content de vous savoir en bonne santé, et de même je te remercie des détails que tu me donnes. Pour moi il en est de même, toujours bien portant, et toujours pas bileux; chaque soir on sort avec les amis et on ne s’inquiète pas. Laisse moi te dire maintenant, cher frère, que depuis cinq jours, je suis vraiment inquiet, car depuis, je n’ai point eu des nouvelles de papa. Rien de lui ! Ce long silence me surprend, cher frère, et je n’y comprend rien, car jamais je n’étais resté aussi longtemps sans nouvelles de lui. Aussi te prierais de me renseigner et de me rassurer par retour du courrier, jamais je n’étais resté aussi longtemps sans nouvelles de lui, car il m’écrivait chaque jour. Ta lettre d’hier m’a un peu rassurée, me disant qu’il vous écrivait régulièrement; mais depuis le 7 Août a-t-il écrit ? Voilà ce que je me demande et à quoi je demande une réponse par retour du courrier. Remercie Léa de sa gentille carte, et un de ces jours je répondrai à tous. Je n’ai rien reçu de Granier mais je lui écris en même temps qu’à vous. Je termine et te prie d’embrasser tous les parents et en particulier ces chères grand-mères et ma cousinette. Pour toi aussi chère maman et chère Finou, recevez mes plus tendres caresses.”
GABRIEL
55° LETTRE SECTEUR 116 Le 12 Août 1915
“ Mes très chers parents, il est cinq heures et le sergent vient de faire à l’instant la remise des lettres. Comme je vous le disait dans ma dernière missive, j’attendais avec impatience; qu’elle n’a pas été ma surprise et combien a été grande ma stupéfaction lorsque la distribution finie, je me suis aperçu qu’il n’y avait rien pour moi venant de ce cher papa. Vraiment, mon inquiétude est grande, chers parents, et je ne vis plus. Je ne sais à quoi attribuer ce retard de bientôt sept jours. Auriez-vous appris qu’il était malade, chers parents, mais alors pourquoi ne pas me le dire ? Répondez moi par retour du courrier,
je veux savoir ce qu’il en est ! Avec impatience j’attends cette réponse. Pour moi ma santé est excellente, et pourquoi faut-il que ces soucis viennent gâter mon contentement ?
Mille bons baisers aux parents, pour vous tous, mes très chers parents, et dans l’espoir de vous lire sous peu, recevez mes plus tendres caresses.”
Le 13 août au matin 9 heures
“ N’ayant pu faire partir ma lettre hier soir, j’ai cru bon de vous ajouter ces quelques lignes. Hier soir j’ai passé la soirée avec Lormand et lui ai conté mes inquiétudes. Après discussions, nous avons pu admettre que cette circulaire, qui fait que toutes les lettres sont lues, est peut-être la cause de ce long retard de ce cher papa. Mais malgré tout, répondez moi par retour du courrier, de même si ce soir j’avais le grand bonheur de recevoir une lettre, je vous en aviserais aussitôt. Encore une fois mille bons baisers.”
GABRIEL
56° LETTRE EPS Le 15 Août 1915
“Mes très chers parents, enfin aujourd’hui il m’est possible de vous donner des détails sur ce que nous faisons, car aussitôt après la première circulaire une deuxième vient de paraître, nous donnant l’autorisation de cacheter nos lettres. Aussi donc, chers parents, laissez moi vous dire combien a été grande ma joie en recevant hier votre lettre, datée du 10 août, surtout en apprenant que ce cher vieux vous écrivait régulièrement et qu’il était toujours bien portant. Pour moi, je n’ai encore rien reçu de lui, mais je comprends et attribue ce retard à la première circulaire, car il y a des camarades qui se trouvent, ici, dans le même cas. Je suis aussi, chers parents, très heureux de vous savoir en bonne santé et cette lettre a suffi pour me rendre la journée agréable. Aujourd’hui, 15 août, il est huit heures du matin et je vous écrit assis dans un pré. Je viens de casser la croûte, et ce matin a six heures, nous sommes allés avec Lormand et Lacroix de Montpellier, à la messe de six heures, et avons fait la Grande Communion. Je vous l’avais promis, mes très chers parents, vous voyez que j’ai tenu promesse. J’espère que cela vous fera plaisir, et moi de mon côté je suis très satisfait. J’ai pensé à vous, j’ai prié pour vous, de votre côté je suis persuadé que vous en avez fait de même. Nous devons nous revoir cet après-midi avec Lormand, et devons aller aux vêpres ensemble. Vous pouvez voir chers parents, que notre journée s’est passée honnêtement et gentiment. Nous sommes encore au repos et, croyons-nous pour quelques jours de plus; cela prouve que, tout de même, on nous ménage un peu. Nous sommes tranquilles et, du moment que je suis rassuré sur papa, me revoilà content. Ma santé est excellente et ai un appétit formidable. J’écris à Mr Golfin et aux amis et de même à papa. Je vous écrirai dès que je recevrai une de ses lettres. Maman me dit qu’Alphonse sulfate chaque jour, je savais bien qu’il travaillait et cela me fait plaisir. Je termine et vous écrirai encore demain. Un gros baiser, en particulier aux grand-mères et à ma cousinette Noëlie, aux parents, mille baisers. Pour vous, bien chère maman, bien cher Alphonse et cette chère Finou, recevez mes plus tendres caresses.
J’avais fait, chers parents, un oubli: plus que jamais les poux nous dévorent, et la nuit on ne cesse de se gratter; par conséquent, envoyez-moi, le plus tôt possible, une poudre qui pourrait nous en débarrasser au moins pendant un mois.”
GABRIEL
57° LETTRE EPS Le 16 Août 1915
“Mes chers parents, j’ai reçu hier votre gentille lettre du 12 août, que j’ai, comme toujours, lu avec grand plaisir. J’ai été très heureux de vous savoir en bonne santé, et j’espère qu’avant que cette lettre vous parvienne, vous aurez reçu beaucoup de mes correspondances. Pour le présent, mes très chers parents, je suis bien portant et conserve toujours bon appétit. Aujourd’hui, Lundi 16, Nous sommes au poste de police depuis ce matin cinq heures et jusqu’à demain matin cinq heures. Durant toute la journée on est tranquilles et notre seule occupation est de se coucher sur la paille ou de rigoler et s’amuser avec les amis. Vous pouvez voir qu’on n’est pas trop malheureux et évidemment on ne s’inquiète pas. Je n’ai encore, mes très chers parents, rien reçu de papa, et vraiment il me tarde de recevoir une de ses lettres, car voilà onze jours de retard. Votre lettre de hier, me disant qu’il était en bonne santé m’a tout de même rassuré, malgré cela j’attends avec impatience la distribution de ce soir, je lui écrit en même temps qu’à vous. Nous croyons être ici, chers parents, jusqu’au 20 courant; d’ici nous croyons aller à Barlin, petite ville un peu plus rapprochée du front, où nous croyons rester une semaine, et enfin ce sera ensuite le retour aux tranchées, que j’envisage d’ailleurs sans inquiétude. Hier nous sommes allés assister à la grand-messe, et le soir aux vêpres, toujours avec Lormand et Lacroix. Quelle différence avec les cérémonies de chez-nous ! Chers parents, quoi qu’on en dise nos villages du midi sont préférables à ceux du Nord, et à tous les points de vue. Le soir, nous avons passé la soirée avec tous les amis, et notre journée du 15 Août qui avait très bien commencée s’est terminée de même. J’ai reçu dans votre lettre d’hier le mandat de 10 francs que cette chère maman m’envoyait; et vraiment je ne désire pas autre chose. Vous avez dû recevoir aussi ma lettre vous disant que Lormand m’avait remis les 5 francs qu’il avait gardé par méprise, et aussi le colis contenant 5 francs pour l’imperméable. J’en reconnais l’utilité et pour ici s’est vraiment indispensable! Mais chers parents attendez encore, et lorsque je le jugerai nécessaire, je vous écrirai et vous dirai comment il le faut. Dans votre réponse donnez moi des nouvelles du pays et dites-moi si Louis pense venir vous embrasser bientôt. A mon cher frère, qu’il sache que je ne l’oublie pas, et que si ici on peut se payer quelques plaisirs, c’est aussi grâce à lui qui nous les procure par son travail. A ces chères grand-mères, à qui je ne passe pas jour sans penser, mille caresses à elles, à ma cousinette Noëlie, un gros baiser, en un mot embrassez tous les parents pour moi. Je termine chers parents et vous prie de recevoir, de celui qui pense constamment à vous, mille baisers fous.”
GABRIEL
58° LETTRE EPS le 18 Août 1915
“Bien chers parents, il est 11 heures et nous arrivons d’une marche de trente kilomètres, que nous sommes allés faire dans les environs,. Nous avons repos toute l’après-midi, et j’en profite pour vous donner de mes nouvelles, qui sont toujours bonnes comme à l’habitude, ma santé est excellente et sommes encore au repos. Laissez-moi, maintenant, vous accuser réception de deux de vos cartes, dont une de maman et une d’Alphonse. Bien content de vous savoir tous bien-portants et aussi d’apprendre que le 15 Août toute la famille avait prié pour nous. Je vous remercie et croyez que moi aussi je ne vous oublie pas, et qu’hier encore à la bénédiction (car nous y allons tous les jours) j’ai pensé à vous tous. J’ai reçu aussi, chers parents, un colis contenant: saucisson, chocolat, confiture, bonbons. Le tout a été très bon, et nous l’avons mangé de bon appétit. D’après les bruits qui circulent on croit que nous allons quitter Eps, pour nous approcher un peu plus du front, mais toujours en arrière, à Barlin, gentille petite ville, où l’on croit rester encore 5 ou 6 jours. Je vous tiendrai d’ailleurs au courant. Maintenant, mes très chers parents, je dois vous avouer que me voilà au 14° jour, et que je n’ai rien reçu de ce cher vieux. Bien que ce retard soit explicable, il se prolonge tout de même un peu trop, et cela commence à m’impatienter. Vos lettres me rassurent un peu en me disant qu’il vous a écrit à vous, mais tout de même j’attends une de ses lettres avec une impatience que vous comprendrez. Enfin, espérons toujours et peut-être que ce soir , je serais plus heureux. Chaque soir on sort avec Lormand et les autres amis, et inutile de vous dire que nous sommes comme des frères. J’écris en même temps à papa, et dans votre réponse donnez-moi des nouvelles de Louis Négrou et envoyez-moi aussi son adresse. Je termine et vous écrirai encore demain, bien le bonjour aux amis. Embrassez bien tous les parents pour moi, à ma cousinette, dont je sais qu’elle ne quitte pas la maison, une grosse caresse. A cette chère Finou et Rosette, dites-leur que je ne les oublie pas, et fais des voeux pour que je puisse les embrasser sous-peu (espérons que ce sera avant l’année 1916). Pour toi chère maman et toi cher frère, recevez les plus tendres caresses, d’un fils et frère qui ne vous oublie pas. Et Louis quand vient-il ???”
GABRIEL
59° LETTRE EPS le 20 Août 1915
“ Mes très chers parents, je suis aujourd’hui tout en joie car, ce soir, le sergent m’a remis deux lettres de papa et une de vous. Inutile de vous dire quel plaisir j’ai éprouvé à lire ces lettres que j’attendais avec impatience et combien j’ai été heureux de vous savoir en bonne santé. Aussi me voilà content, et ce soir je ne sort pas et consacre ma soirée à vous écrire, ainsi qu’à ce cher vieux. Tout d’abord laissez moi vous causer au sujet de ce que Mme Dumas vous a écrit. Mr Fabre voudrait, me dites-vous, écrire à ses égaux pour me recommander. Et bien, chers parents, je dois vous avouer franchement que cela n’est pas trop possible, et je vais vous dire pourquoi. Les chefs, comme nous, montent aux tranchées, et par conséquent, comme nous aussi, peuvent être blessés, tués ou faits prisonniers. Je vous dit cela pour que vous compreniez que nous ne passons pas 15 jours sans changer de gradés, et que je donnerais, supposons, le nom de notre sergent-major à Mr Fabre, dans 15 jours ce serait à recommencer; car ou bien aurait-il augmenté de grade, ou bien serait-il tué, blessé ou prisonnier. De plus il vous faut croire que ce n’est pas trop possible, car alors je ne serais pas seul, tout le monde aurait quelqu’un à recommander. Par conséquent, chers parents, reconnaissez que malgré la bonne volonté de ce cher monsieur, le résultat serait nul. Je suis persuadé que s’il connaissait un gradé par ici, alors son influence pourrait avoir d’excellents résultats, sans cela, n’y comptons pas . La seule personne qui aurait pu me sauver des tranchées est malheureusement morte , c’était le commandant Chazals. Par conséquent, chers parents, oublions cela, et dans votre réponse à Mme Dumas remerciez la quand-même. D’ailleurs, lorsque j’aurai un moment de loisir, j’en profiterai pour lui donner de mes nouvelles et lui expliquerai cela. Merci, maintenant, chers parents, pour les renseignements que maman me donne et que je lis avec grand plaisir. Pour moi, je suis toujours bien portant, et bien content, nous sommes toujours ici, au repos, mais croyons partir tout de même sous peu, pour aller un peu plus loin mais toujours en arrière. D’ailleurs, je vous tiendrai au courant. Je dois vous dire aussi, mes chers parents, que depuis quelques jours, nous avons un nouveau capitaine et que nous sommes beaucoup mieux nourris; c’est excellent et l’on nous prépare des petits plats exquis, c’est tout ce qu’il y a de meilleur, et je vous assure que l’on mange bien et beaucoup. Aussi souhaitons que cela dure, car pour le service il en est de même, il ne nous embête pas; et cela vous prouve, chers parents, que nous sommes merveilleusement biens. Chaque soir on se voit avec Lormand, et sûrement il va venir me chercher. J’ai reçu en même temps que la lettre, la carte d’Elisabeth, qui m’a bien fait plaisir. J’écris en même temps qu’à vous à ce cher papa. Je termine et vous écrirai encore demain. A ma cousinette Noëlie, un gros baiser, embrassez tous les parents pour moi, pour vous bien chère maman, bien cher frère et bien chère grand-mère, recevez mes plus tendres caresses.”
GABRIEL